Épisode 85 : Petits recoupements !
Enfants en feuilletant le Larousse illustré de mes grands parents dans leur maison, route de la Goulette en Tunisie, fasciné, je tombe en arrêt devant la reproduction en noir et blanc des Énervés de Jumièges... et je comprenais pas pourquoi ces "énervés" étaient si calmes. C'est au hasard de sa première visite au musée des beaux Arts de sa ville natale, Rouen, que le petit Harry Bellet a la même choc devant le même tableau signé Évariste Luminais.
C'est ce que raconte Harry Bellet historien d’art, journaliste au Monde, spécialisé dans l’art contemporain et actuellement chef adjoint du service culturel du quotidien français, dans un article paru le dimanche 25 juillet 2021 sur le site du Monde :
Mon lieu culturel préféré (1/24). Comment on devient critique d’art après avoir découvert, collégien, « Les Enervés de Jumièges », la toile d’Evariste-Vital Luminais.
Si vous lisez ces lignes, c’est grâce (ou à cause) de Simone Chenivesse. Née en 1919, elle était professeure dans un collège de Rouen. Elle pensait qu’il était de son devoir de transmettre, et bien plus largement que la matière qu’elle enseignait. C’est pour cela qu’elle emmenait, chaque année, ses classes au musée. C’est avec elle que bien des enfants, dont je fus, ont découvert la peinture. Celle que, comme on était dans un musée, on pensait être la grande.
Le Musée des beaux-arts de Rouen a bien changé. A l’époque, on pouvait le qualifier au mieux de vétuste, tant pour les murs que pour la muséographie ou l’éclairage. Il était aussi fort peu fréquenté, hormis par les enfants des écoles. Lesquels passaient devant de grands tableaux sans que ne leur soit donné – l’art n’était pas la spécialité de Mme Chenivesse, et les « médiateurs » n’existaient pas encore – la moindre explication sur ce qu’ils voyaient. La Justice de Trajan, ou Andromaque, pour un bambin (en Pays de Caux, un « bézot ») de 10 ou 12 ans, c’est un peu abstrait, même peints par Delacroix ou Rochegrosse.
Ce dernier avait même nos préférences : les dames y étaient plus dénudées que dans le Delacroix (aujourd’hui, je me demande si on ne nous cachait pas Satyre et Nymphe, de Géricault, sous quelque voile pudique), et le monceau de têtes coupées en bas des escaliers anticipait nombre de films d’horreur que l’on ne verrait que bien plus tard.
Icône gay
Mais celui qui rétrospectivement semble le plus fascinant, ce n’était pas La Belle Zélie, d’Ingres, ni le Démocrite de Vélazquez. Non, celui devant lequel les bézots s’arrêtaient, c’était Les Enervés de Jumièges, d’Evariste-Vital Luminais (1821-1896). Peut-être parce que le personnage de gauche avait, comme bon nombre d’entre nous alors, un trou dans sa chaussette qui laissait apparaître le gros orteil.
Le tableau, très grand, représente deux jeunes hommes couchés dans le même lit. Il s’agit certes d’un radeau, mais ce détail a son importance, car la version originale, exposée au Salon de 1880 (en même temps que deux Manet, un Monet et deux Renoir, entre autres), a eu les faveurs du Musée de Sydney (Australie), qui en fit l’emplette presque immédiatement. Or, un ancien président d’un musée fort connu m’a confié bien plus tard qu’il s’agissait désormais là-bas d’une icône gay : deux hommes, dans le même lit.
Postérieure, la version de Rouen témoigne de l’attachement de l’artiste à son sujet. Pour les Normands en général et les Rouennais en particulier – comme pour quiconque s’étonnerait de voir un lit au milieu de l’eau –, il s’agit d’une légende bien connue. Deux fils rebelles, deux frères, condamnés à avoir les jambes cautérisées. Les jarrets ou le nerf sciatique, on ne sait, rendus inopérants par percement au fer rouge. Les malheureux sont ensuite remis au destin, installés sur un radeau qui dérive sur la Seine. Ils seront recueillis, dit la légende, par les moines de l’abbaye de Jumièges.
De tout cela, les enfants ne savaient rien. Tout juste pouvaient-ils s’interroger sur la contradiction entre le titre et l’œuvre : comment était-il possible que des énervés soient si calmes ? Savoir rétrospectivement que Simone de Beauvoir s’était posé la même question ne console en rien. Toujours est-il que Mme Chenivesse porte une grande responsabilité : quand, devant un tableau, on se demande « pourquoi ? », on finit historien d’art. Ou critique…
Harry Bellet
Je découvre en lisant cette article que la professeur Madame Simone Chenivesse n'est autre que la mère du François Chenivesse qui en 1986 devait signer l'image de mon court métrage Les énervées de Jumièges. Travail qui lui valu le prix de la meilleure image au Festival de Chalon-sur Saône, (1987)... étrange recoupement !
Dans autre article Harry Bellet nous parle déjà des énervés :
extrait de OLJ / Henri Bellet, "le critique , le moins lucide !" Par Carla Henoud le 08 mai 2012 à 23h46
Merci à Anne Guillemard qui m'a fait découvrir cet article... grâce à elle les dérives des Énervès continuent inlassablement !